Tuesday, 26 Nov 2024

Opinion | Les Algériens ne sont pas dupes

PARIS — Depuis plusieurs semaines, Algériennes et Algériens défilent pacifiquement dans la rue — des manifestations historiques dont le point d’orgue est une rencontre hebdomadaire, le vendredi, où toutes les catégories sociales et d’âge se rejoignent pour battre le pavé et rivaliser en slogans et chants. À l’origine, les revendications exprimaient un clair refus d’un cinquième mandat pour le président Abdelaziz Bouteflika, au pouvoir depuis 1999 et dans un état de santé si délabré qu’on ne le voyait plus en public que par le biais d’un portrait encadré (devant lequel de nombreux officiels s’inclinaient).

Enfin, l’intéressé — ou ceux qui décident à sa place — a abandonné l’idée de reconduire son terme, mais tout en annonçant qu’il continuerait à diriger le pays pendant une phase de transition qui devait déboucher sur une « conférence nationale inclusive ». Alors la vox populi s’est faite entendre à nouveau : « non à un mandat prolongé » ont dit les manifestants, brandissant des posters avec un « 4+ » barré.

Mardi, en appelant le conseil constitutionnel à envisager de proclamer que M. Bouteflika est inapte à remplir ses fonctions, le chef d’état-major Ahmed Gaïd Salah semblait reprendre à son compte la revendication populaire. Allié au président depuis 2002 et redevable de diverses promotions importantes, il avait d’abord adopté un discours plutôt menaçant à l’égard des manifestants. Mais voici que maintenant le général Gaïd Salah choisit de placer l’armée aux côtés du peuple. Et en faisant appel au conseil constitutionnel, il semble manifester un respect de la légalité ; pas de coup d’état en cours. Le changement de cap est important.

Cependant la mise hors-jeu du président, si elle se confirme, ne règlera absolument rien.

Les Algériennes et les Algériens ne veulent rien de moins qu’un changement du « système » tout entier, terme générique qu’ils reprennent pour désigner les structures du pouvoir, souvent occulte et déprédateur, qui dirige leur pays. « Yatnahaw ga’ » (« Qu’ils dégagent tous ! »), « système dégage » — ces slogans qui tournent en boucle dans les mobilisations disent la détermination des gens et leur désir de rejeter, une fois pour toute, les responsables de l’échec de leur pays. Alors que l’Algérie promettait tant à son indépendance en 1962, une partie de la jeunesse aujourd’hui n’a d’autre perspective que d’embarquer dans des coques de noix pour aller chercher une vie meilleure en Europe.

Après une décennie de violences terribles et traumatisantes dans les années 90 ont suivi près de vingt ans d’une présidence brouillonne qui n’a rien réglé des problèmes fondamentaux du pays. L’économie dépend toujours autant des hydrocarbures. Le chômage pénalise la jeunesse. Les politiques éducatives et de santé attendent d’improbables réformes. La corruption demeure endémique. A cela s’ajoute une gangue de fer qui freine les initiatives individuelles et qui nie aux Algériens « le droit d’avoir des droits » auquel faisait référence Hannah Arendt.

Il est toujours dangereux de qualifier un peuple entier. On risque de tomber dans le cliché éculé ou de céder aux facilités déterministes. Mais il est une chose que l’on peut dire sans hésitation des Algériens, en particulier de ceux qui manifestent en ce moment : Il s’agit d’un peuple mature. Et il se mobilise dans le calme pour exprimer des revendications légitimes.

Pourquoi tant d’Algériens s’opposent-ils à une transition constitutionnelle comme celle proposée par le général Gaïd Salah ?

D’une part, les jeunes générations sont bien plus politisées qu’on ne le croyait. L’Occident leur ferme sa porte et leurs propres difficultés économiques les empêchent de voyager même dans les pays voisins. Mais leur ouverture sur le monde, grâce en partie aux réseaux sociaux, est réelle et ils ont suivi de près la transition en Tunisie depuis 2011.

Les plus âgés, quant à eux, n’ont pas oublié les erreurs du printemps algérien de la fin des années 1980. À l’époque, après avoir ordonné à l’armée de tirer sur une autre jeunesse, celle-ci très en colère, le pouvoir avait concédé une transition marquée notamment par l’autorisation du multipartisme, le retrait proclamé de l’armée du champ politique et la libéralisation de la presse écrite. Mais ce pas vers la démocratie — aussi euphorisant qu’il fut pour la société algérienne à l’époque — était condamné d’avance.

Cette transition-là a été dirigée, manipulée, par le pouvoir, sans aucune participation de l’opposition ni de la société civile. Le pouvoir avait aussi lâché la bride aux islamistes pour effrayer la société, et ainsi assurer sa propre survie. Son but fut atteint mais au prix d’une effroyable guerre civile. Pour les Algériens aujourd’hui, pas question de répéter de telles erreurs.

Pas question que d’ici quelques mois un clone de M. Bouteflika, plus jeune et affichant un profil politique plus moderne, s’installe au palais présidentiel. Pas question non plus de laisser l’exécutif seul aux manettes d’une transition.

Les Algériens veulent inventer quelque chose de nouveau, loin de toute ingérence occidentale ou des pays du Golfe (comme cela a été le cas pour la Libye ou la Syrie). Ils veulent une transition qui donnerait le temps au temps et qui, surtout, ne serait pas truquée dès le départ. Pour eux, la solution ne réside pas dans des élections législatives ou présidentielles immédiates. Ils réclament une rénovation radicale.

Il ne s’agit pas de faire table rase mais d’exiger une refonte négociée où la transition serait menée par des personnalités consensuelles : avocats, universitaires, représentants de la société civile. Il s’agit de préparer le champ à une vie politique plus saine, plus pluraliste. Un gouvernement d’union nationale transitoire pourrait très bien gérer les affaires ordinaires en attendant l’élection d’une Assemblée constituante, voire la tenue d’un référendum, qui déterminerait les priorités des Algériens — telles qu’ils souhaitent les fixer eux-mêmes. Le pouvoir actuel sera forcément associé à une transition. Mais il ne saurait la décider.

Le général Gaïd Salah a donc enfin lâché M. Bouteflika. De nombreux responsables politiques qui se prosternaient encore récemment devant le portrait présidentiel lui emboîtent le pas. Mais c’est d’un œil goguenard que les Algériens observent cette comédie, qui est loin d’être achevée ; ils ne sont pas dupes. Et ils savent ce qu’ils veulent. Ils veulent que les dirigeants de l’Algérie — l’armée et les services de sécurité — se résolvent à accepter une mutation d’envergure et abandonnent enfin leur monopole sur la décision politique.

Akram Belkaïd, journaliste au Monde diplomatique, est l’auteur de L’Algérie en 100 questions : Un pays empêché.

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